10 jours à 2 850 m pour explorer le glacier d’Aletsch et travailler sur les enjeux de l’eau.

Survie, Laurence Piaget-Dubuis, prise de vue 2016, installation photographique 2018 et 19.

Retour d’expédition artistique «Matza Aletsch #1», 05/09 — 19/09/2016, dont 10 jours à 2 850 m pour explorer le glacier d’Aletsch en Valais et travailler sur les enjeux de l’eau. Avec Severin Guelpa, Guillaume de Morsier, Valentin Kunik, Marie Velardi et Laurence Favre.

MÉMORIS

En cinq tours de cadran, nous avons parcouru une première portion de chemin, traversé le pont suspendu de cent vingt-quatre mètres de long qui garantit une liaison sûre de la Belalp à la Riederal et enjambe les gorges de Massaschlucht profondes de cinquante mètres. Une comparse cumule la malchance, les semelles de ses chaussures de marche se décollent et elle subit un malaise dû au surpoids de son sac à dos emplit de matériel vidéo. Après une courte nuit à la villa Cassel de Riederalp, des chaussures neuves et une charge allégée (20 kg tout de même), nous repartons à 6 heures du matin en direction de notre point de rencontre avec notre futur guide. Nous sommes chargés de 2 litres d’eau par personne, d’un pique-nique constitué de pain, de fromage et de fruits subtilisés dans l’économat. L’eau potable va devenir durant dix jours, l’élément le plus rare, bien que nous soyons sur le plus grand glacier des Alpes, un des réservoirs d’eau de l’Europe… Notre groupe progresse et il est gratifié des levers du jour absolument grandioses, d’une traversée de forêt de mélèzes et d’arolles, bordée de buissons de myrtilles et de sentiers taillés dans le roc qui longent la langue du grand fleuve gelé. Quatre heures plus tard plus tard en ayant tutoyé les marmottes et les chamois, nous arrivons dans la bonne humeur à Märjelensee, pour la première halte de la journée.

L’un après l’autre avec l’accord du guide, nous pénétrons sous le glacier dans la vaste grotte de glace bleutée et lumineuse qui s’ouvre à nous. En tête la sentence qui claque : « si cela s’effondre, il n’y aura qu’un mort ». Pour ne pas éveiller le géant, je marche sur la pointe des pieds et ne fais aucun bruit, prends quelques clichés et en ressors rapidement. Encordés par la taille au moyen d’un nœud de huit, nous partons en file indienne, foulant d’un pas lent et régulier le glacier blanc-gris. La corde, cordon ombilical de survie, doit rester entre nous tendue. Dans ma main droite, je tiens le surplus pour qu’elle ne traîne pas au sol, se mouille et s’alourdisse. Nous devons marcher en rythme, car la moindre hésitation du compagnon qui précède ou de celui qui succède, nous projette d’un coup sec en avant ou en arrière. Je me concentre sur mes pieds afin d’enjamber les irrégularités continuelles du sol et contrôle le rythme de ma respiration. Dans chacune de mes mains un bâton de marche m’aide à me tirer en avant, «fais confiance à tes semelles» me dira le guide jusqu’à ce que je les fasse disparaître dans mon sac.

«si cela s’effondre, il n’y aura qu’un mort»

Une voix demande de réduire le rythme trop cadencé du groupe, puis une autre de chausser les crampons, l’un a besoin de faire pipi, l’autre trébuche. L’inexpérience de notre groupe, couplée à la charge de nos sacs à dos en surpoids, que nous remontons machinalement sur nos épaules douloureuses, commence son travail d’usure. Le chef de file refuse, il nous faut encore avancer une heure en longeant la moraine centrale. Aucun mot ne s’échange, en dehors de notre propre souffle, le seul bruit audible est celui de nos pas qui crissent sur les cristaux de glace. Le flot de nos pensées traverse nos esprits, nous attendons avec impatience le signal du guide qui décrètera qu’il est temps de manger… Le vent sur le glacier refroidit nos corps malgré l’effort soutenu, nous nous alimentons rapidement puis repartons. Je compte mes pas intérieurement depuis des heures 1, 2, 3, 4… 1, 2, 3, 4…1, 2, 3, 4… La marche d’approche pour rejoindre la cabane est interminable, le glacier s’étend à perte de vue devant et derrière nous, déjà huit heures de cheminement à 2 km/h de moyenne…
Le guide commence une drôle de danse en forme de S, durant un temps qui va sembler le plus effroyable de notre vie. Il s’arrête net, lève sa tête couverte d’une casquette de flanelle brune et sifflote entre ses lèvres en observant de ses yeux marron sans expression, les crevasses béantes et sans fonds qui flirtent à nos pieds. Comme une marmotte devant un danger imminent, l’individu se transforme en statue de sel opaque. Il fait quelques pas en arrière et entame une courbe opposée pour nous entraîner en file encordée par un autre chemin. La configuration du glacier se densifie et les crevasses qui lézardent le corps de la glace, complexifient grandement notre approche. Il devient impossible de les éviter… nous sommes pris en étau dans une zone de turbulences glaciaires. Impossible d’avancer ou de reculer et pour sortir de là, il nous faut sauter par-dessus les crevasses ! Dans notre dos, pesant une vingtaine de kilos, des objets fragiles et couteux pour réaliser nos pratiques artistiques individuelles. Principalement du matériel technique de prise de son, vidéo, photo, une station météo, un drone, etc. plus quelques vêtements et objets hétéroclites personnels.

En plus de l’eau, je transporte 6 kilos de matériel photo, des carnets de croquis, une carte topographique en tissu, de quoi écrire, un rechange de sous-vêtements et quelques produits de soins, dont une brosse à dents à laquelle j’ai coupé le manche en deux (oui j’ai de l’humour).

Dans sa main droite, la statue de sel manie un pic à glace aussi leste que Bruce Lee dans la fureur de vaincre. Il taille des marches étroites et glissantes pour former des prises d’accroche pour nos pieds et nos doigts gelés. Nos jambes de coton et notre cerveau immobilisé par la panique, nous transforment en araignées de cartoon, sautant tout droit, en hurlant les yeux fermés pour enjamber les failles béantes. Les uns après les autres, nous laisserons couler nos corps dans un toboggan de glace, perdant au passage une gourde qui chuta en contrebas. Impossible de fuir, ni les larmes, ni la peur, ni une cheville foulée ne vont nous arrêter. Nous enchaînons les obstacles durant plus d’une heure dans une ambiance tendue. Les trois femmes étant en amont de la cordée, les trois hommes à l’arrière diront plus tard : « nous n’avions pas le choix, puisque vous étiez passées, même si nous chiions dans nos frocs ».

Nos jambes de coton et notre cerveau immobilisé par la panique, nous transforment en araignées de cartoon

La troupe amorce enfin un virage vers la droite pour sortir du glacier, au loin on distingue la cabane tant désirée. Sur un rocher, une grande marque rouge indique aux montagnards le sentier qui s’emprunte pour y accéder. Une heure d’efforts soutenus dans les pierriers et nous serons hissés sur le balcon qui surplombe la mer de glace. Quelques-uns tentent une rébellion pour négocier une demi-heure de pause, « nous ne bougerons plus d’ici ! » Le guide n’en démord pas, « il faut avancer, allez ! ».

Il est 16 h, une terrasse emplie de monde en tee-shirt technique coloré, chaussettes et Crocs en plastique (sabots) jaune citron, lunettes de soleil à verres miroirs, crème solaire brillante sur le nez et les oreilles rougeoyantes, parasols vifs coroles toutes déployées vers un ciel bleu immaculé, choppe de bière pression avec une épaisse mousse fraîche qui déborde et des discussions bruyantes et polyglottes entrecoupées de rires à gorges déployées. Plus une seule place assise sur les bancs en bois chargés à bloc d’arrière-trains disposés autour des tables au soleil. Il fait chaud, l’ambiance joyeuse et détendue est à mille lieues de ce quoi je m’attendais de trouver à 2850 mètres de hauteur, sur le plus grand glacier des Alpes, le Grœnland au cœur de la Suisse… après onze heures d’une marche d’approche dure et dangereuse entre les crevasses, les aspérités du glacier et les moraines, encordée à mes camarades et chargée comme une mule têtue et hagarde, qui se hisse en comptant ses pas pour ne plus penser.

À 6 h, le lendemain, des couloirs et des chambres vides et défaites, un lieu abandonné à la hâte, ici et là, demeure une chaussette oubliée, un mouchoir usagé en papier chiffonné, une poubelle pleine malgré l’injonction de reprendre les déchets emmenés. Le silence résonne dans mes pas sur le lino gris qui me conduit jusqu’à la porte de sortie. L’horizon est vaste, rude, monochrome, comme suspendu entre ciel et terre, irréel et d’une beauté à couper le souffle. Il fait froid, je remonte la fermeture éclair de ma veste et enfile mes gants. Au loin s’échappent, trois dernières silhouettes fils de fer noirs à la Giacometti, avares de mots, des pas courts, chargées de gros sacs à dos, elles descendent rapidement un escalier escarpé et métallique vissé à même la falaise, à ce jour quatre cent quarante-deux marches qui séparent la cabane du géant qui recul dramatiquement. Les sommets bleu foncé se teintent d’un dégradé de roses pâles, la naissance de l’aurore inaugure une première journée sur l’immense glacier d’Aletsch. À la cabane Konkordia, il n’y a plus âme qui vive et les lits sont froids. Effacées les hordes d’alpinistes expansifs du jour précédent.

Comme une marée haute, le passage des hommes est rythmé par un horaire cyclique précis et rôdé. Par vagues, les passagers échouent en fin d’après-midi sur ce phare de montagne perché sur un balcon de roches qui surplombe l’immense mer gelée de 86 kilomètres carrés qu’est le glacier d’Aletsch. Ils embarquent à la recherche d’un abri chauffé avant la tombée de la nuit, d’un repas chaud et de boissons, du confort pour les besoins de base. Puis dès 5 heures du matin, s’engouffrent dans le grand paysage pour disparaître accrochés à des cordes aussi vite qu’ils sont apparus, à la conquête de nouveaux itinéraires et de sommets. La Konkordiahütte conçue pour recevoir 155 montagnards, s’articule architecturalement par la cuisine d’un côté, suivie du réfectoire, puis des couchettes et pour finir la chaîne organique, des toilettes sèches à l’autre extrémité du refuge. Nourrir, coucher et soulager. Les toilettes, étant le seul lieu d’intimité de cet espace communautaire parfaitement ordonné et réglé comme du papier à musique.

Survie II, Laurence Piaget-Dubuis, rétrospective, Chapelle des Jésuites, (espace d’art contemporain), Chaumont, F

Comme une marée haute, le passage des hommes est rythmé par un horaire cyclique

Dès lors, de 5 heures du matin à 16 heures environ, une activité invisible s’organise sur ce caillou retiré de la plaine et de la civilisation. Durant dix jours une petite troupe constituée de sept personnes va s’y installer, vivre nuits et jours ensemble, bouleversant une quiétude relative occupée habituellement par la résidence de trois personnes de l’ombre qui y travaillent à la saison : le gardien et deux employés. Les artistes vont demeurer et non, comme les centaines de montagnards qui y convergent chaque année, transiter. Le terrain d’exploration comprend un périmètre entre la cabane Konkordia et la place du même nom (Konkordiaplatz). La place est assez grande pour y bâtir une ville suisse de taille moyenne et la glace peut atteindre une épaisseur de plus de neuf cents mètres et voit converger les trois glaciers qui vont former celui d’Aletsch.

Au-delà des deux tableaux, humain et environnemental ; empli et vide ; bruyant et silencieux ; chaud et froid ; qu’y a-t-il derrière les grandes étendues de glace inhospitalières et silencieuses, les déclinaisons de tons de blancs et les sommets enneigés ? A priori un silence visuel et auditif…

Se servir d’une pratique artistique engagée et d’une attitude dépouillée de projections, pour traduire ce qui ne se voit pas et explorer au moyen de deux axes, images et mots, un contenu porteur de sens.

Questionner et lire l’étendue de glace, le territoire, les gens et les objets pour glaner des matériaux visuels qui racontent une histoire. Au moyen d’un mouvement dirigé vers l’extérieur mais également dans l’introspection de nos limites et résistances intérieures.
Retranscrire les découvertes réalisées au moyen de la photographie, du graphisme et de l’écriture. Avec pour fil rouge, un engagement artistique dans les enjeux du réchauffement climatique qui ont un impact fort sur le recul du glacier d’Aletsch.

Pour fil rouge, un engagement artistique dans les enjeux du réchauffement climatique

Pour compagnon de voyage, quatre carnets Moleskine (ceux où naissent les légendes). Un pour ma mémoire consignée par écrit, un qui reçoit l’abstraction graphique du glacier et de nos interventions au moyen de pictogrammes, un pour des illustrations et le quatrième pour le recueil de récits glanés auprès des montagnards. Ce dernier entame une réflexion sur ce qui demeure dans le souvenir collectif alors que les glaciers disparaissent. La phrase suivante est posée en quatre langues : « racontez-moi un souvenir lié à un glacier suisse ou d’ailleurs ».

Récit 1: – Au cours de la procédure de naturalisation de ma famille, nous avons dû certifier, photos à l’appui que nous avons déjà visité un glacier. Les autorités (suisses) ont investigué notre album familial où était stocké notre week-end au glacier. A.

Un travail photographique permet d’immortaliser les changements perceptibles sur le glacier et le besoin de protection de celui-ci. Un cliché de couvertures de survie en suspension sur le glacier, se veut symbole d’une prise de conscience environnementale à amorcer. Une image forte, qui ne condamne pas une époque ou alimente les théories sur les causes du réchauffement climatique, mais qui se veut être un miroir de la société contemporaine.

Une impression de cartes topographiques sur tissu permet d’intervenir symboliquement sur la surface des glaces dites éternelles. Les itinéraires et les interventions réalisées sur le territoire par l’équipe sont brodés au fur et à mesure de nos caps et donnent une épaisseur au recul amorcé du géant de glace. Les experts annoncent, que d’ici à 2100, il ne restera plus qu’environ le quart des surfaces et volumes actuels des glaciers suisses. De ce paysage glaciaire, que restera-t-il à transmettre à nos petits-enfants?

Une collection éphémère et un recensement photographique questionnent avant, pendant et après notre séjour, l’usage, la durabilité, et notre rapport aux objets:
— que l’on emporte avec soi;
— présents dans la cabane à 2850 mètres;
— disséminés sur le glacier.

Dans une recherche de sobriété et de rationalisation de la production, de quoi avons-nous réellement besoin? Suite à ce séjour, j’ai choisi de diviser par quatre mes possessions matérielles et d’entamer une démarche citoyenne pour diminuer ma consommation quotidienne et ma production de déchets.

Laurence Piaget-Dubuis

A voir et revoir

EXPOS
08/09 — 29/12/2019
Survie II, Laurence Piaget-Dubuis, rétrospective, Chapelle des Jésuites, espace d’art contemporain, Chaumont, F.
10/05 — 17/06/2018
Survie II, Laurence Piaget-Dubuis, galerie dans L’Objectif, espace de la Médiathèque Valais, Martigny, CH.

COLLABORATION
Projet MATZA Aletsch

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