05/07/2014-05/07/2024
Dix ans! Le 5 juillet 2014, la boussole de mon destin retrouve son nord: le glacier du Rhône, VS, CH. Le «point fixe vers lequel convergent les rayons lumineux venant de l’infini». Totalement bouleversée par cette vision du glacier bâché pour protéger l’activité touristique de sa fonte…, je traverse une puissante euphorie face à ce tableau de «nature morte» et comprends que je peux mettre ma pratique d’artiste au service de l’environnement et articuler mon engagement autour du bien commun. Fond et forme convergent en ce moment précis de mon existence. Lui donnant un focus fort: les glaciers et le climat, mais surtout le sens que je recherchais depuis des années dans l’exercice de ma pratique d’artiste visuelle et de graphiste professionnelle privilégiant «ce qui ne se voit pas». Je réalise alors la série de photos: Le glacier des réfugiés. Série fantomatique qui a été publiée à travers le monde et dans de nombreux médias et qui sera suivie d’autres séries et projets.
Si cet épisode marque une (re)naissance, ma vie a toujours côtoyé la neige et les glaciers des Alpes. Depuis l’enfance, je suis fascinée et ma 1re photographie de glacier, à l’aide d’un Instamatic Kodak, date de mes huit ans! Les archives familiales recèlent de photographies où je joue dans la neige, suis à côté d’un glacier ou parcours la montagne en randonnée ou en camping avec ceux qui furent mes deuxièmes parents. J’ai appris le ski à l’école avec du matériel scolaire prêté, traversé dans des tunnels de neige la station d’Anzère où j’habitais, campé aux Grisons dans des campings alpins TCS (Touring Club Suisse), construit des tonnes d’igloos en anorak rouge et vu les tas de neige arriver jusqu’aux premières branches des platanes du Pod à la Chaux-de-Fonds où je réalisais à 15 ans l’année préparatoire d’art appliqué. La neige a toujours été présente dans le paysage, pourtant chaque année, elle se fait de plus en plus rare…
Si la neige disparaît progressivement du plateau, elle se fait aussi plus rare en altitude, révèlent les données extraites du Swiss Data Cube. La zone des «neiges éternelles», où la probabilité de chute de neige oscille entre 80% et 100%, couvrait encore 27% du territoire helvétique dans la décennie 1995-2005. Dix ans plus tard, elle s’est réduite à 23%, une perte de 2100 km2 qui représente sept fois la superficie du canton de Genève. «D’une manière générale, on observe aussi que les conditions de faible enneigement qui prévalent sur le plateau gagnent peu à peu du terrain dans le Jura et dans les Alpes, un phénomène particulièrement visible dans la Vallée du Rhône», note encore Grégory Giuliani, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) de l’UNIGE et auprès du GRID-Genève. Université de Genève, 2018. ➔ En savoir +
L’année 2024, marque un anniversaire, mais surtout rend hommage au glacier du Rhône et aux autres glaciers qui disparaissent silencieusement. Ils sont la mémoire de l’humanité et, plus modestement, la mémoire de mon histoire. Entités que je consulte, à chaque fois que mes yeux physiques et ceux de mon âme, cherchent beauté, sérénité, recentrage, accueil, simplicité, complexité, renouveau, etc. En tant que fille des Alpes, ils font partie de mon identité et ils sont mon patrimoine au même titre que beaucoup de résident·es de l’arc alpin.
Depuis quelque temps, la prise de conscience du changement climatique mondiale et de ses effets en cascade est (presque) dans toutes les consciences. Le glacier du Rhône a contribué à élargir ma sensibilité, augmenter ma volonté à tendre vers une consommation plus responsable et à développer plus de respect envers l’environnement. Sa disparition, me confronte à ma propre mortalité humaine et contribue à révéler le potentiel de vie de mon existence. Il est l’illustration de l’interdépendance et de la relation qu’entretien le vivant humain et non-humain avec son milieu. Il nous parle du passé, du présent et d’un avenir possible à imaginer, même si le glacier du Rhône aura bientôt disparu, remplacé par la végétation alpine.
Grand-maman d’une petite fille, je ne peux qu’espérer transmettre un monde encore habitable, souhaiter préserver les formes de vie multiples qui peuplent les rivières, les forêts, les montagnes et les plaines et villes du pays et rendre sensible au moyen d’une pratique artistique, notre rapport à l’environnement. L’art est une invitation à explorer notre manière de penser le monde et l’imaginaire demeure une ressource pour renouveler la perception et les usages d’un territoire.
Laurence Piaget-Dubuis
Une fille des Alpes
Paroles, images, objets-reliques, photographies, poèmes, dessins : la variété des formats choisis esquisse le portrait d’une nature pétillante et d’une créativité ramifiée. À l’entrée, on devine les glaciers par le spectre des objets capturés par leurs eaux. Entre éléments naturels et éléments artificiels, le début de ce parcours est organisé comme un cabinet de curiosités… en boîte ! Aux murs, on reconnaît les grands classiques de Laurence Piaget-Dubuis. Cinq photographies sur bâche qui constituent les œuvres incontournables ou, pour utiliser un synonyme qui lui est cher, ses « Radeau de la Méduse ». Ensuite, les tirages format pochette-de-vinyle à découvrir dans les rayons des meubles à disques. Ici, son choix s’est porté sur l’abstraction. Des patterns qui caractérisent les formes de l’eau, de l’érosion, le point et la ligne d’un territoire. Et encore, un coin intimiste réunissant plusieurs petites photographies à éclairer à l’aide d’une lampe frontale, comme des explorateur·rice·s. Des situations insolites, des rencontres attachantes… Mais aussi, la version fragmentée de son recueil Actes poétiques. Des poèmes « déclamations éphémères, aériennes et infimes », et des dessins, résultat d’une « calligraphie florale » 1, cachés dans un présentoir à cassettes à ouvrir et à découvrir de manière aléatoire tout en étant allongé·e·s sur un canapé — une ambiance décontractée entre boudoir du XVIIIe siècle et biscuits chinois.
Dans cette œuvre tourbillonnante, l’attention portée aux détails est primordiale. C’est la base solide, la tranche de pain épaisse, sur laquelle l’artiste étale la confiture : son regard créatif, ses intuitions perçantes. La montagne, les glaciers, sont les paysages qui accompagnent cette fille des Alpes, comme elle aime à se définir, depuis son enfance. Le 5 juillet 2014, l’artiste vit une expérience bouleversante : la vision du glacier du Rhône bâché pour protéger l’activité touristique de sa fonte.
La bâche…
Crayonné sur un nu, le drapé accentue le mouvement des formes. Posé sur un corps, le linceul annonce la fin. Souvent, lorsqu’on cache on dévoile.
Depuis cette rencontre, il y a exactement dix ans, un travail photographique documentaire se met rapidement en place. Il revêtira de nombreux formats : installations, interventions dans l’espace, écriture. Les contours propres à chaque art se nuancent, les moyens techniques fusionnent, les résultats sortent du cadre traditionnellement réservé à la photographie. À partir de cette date, Laurence Piaget-Dubuis devient la photographe de l’indisponible.
Rendre le monde indisponible n’est pas seulement un appel, mais aussi le titre inspirant d’un livre. Dans son essai, le philosophe Hartmut Rosa suggère notamment que le fait de disposer à notre guise du monde, de la nature, de ses ressources et de ses beautés nous prive finalement de toute résonance avec elles. Comprendre l’indisponibilité du monde serait donc un acte nécessaire pour la construction d’une nouvelle relation, basée sur l’équilibre et sur l’émerveillement.
« La neige est littéralement la forme pure de la manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur, elle cesse d’être de la neige. C’est peut-être pour cette raison que tant de personnes — pas seulement les enfants — éprouvent l’ardent désir de la voir tomber… » .2
Le travail de Laurence Piaget-Dubuis vit dans et avec la même tension : la montagne, les glaciers, leurs paysages, ne sont pas des terres à capturer, à figer sur la pellicule, dont s’emparer pour rendre leur image disponible, visible, pour alimenter l’esthétique de l’altitude ou le sensationnel lié à ces thèmes, mais tout d’abord des éléments vivants. Dans un mouvement résonnant, elle se laisse interpeller, affecter, elle instaure avec eux une relation — une discussion ? — profonde et compréhensive nourrie de questions pertinentes : quel dialogue construire avec cette nature pour ne pas seulement en disposer comme d’un objet d’étude ou comme d’un joli sujet ? Comment l’écouter, vraiment ? Comment lui répondre ? Comment une image peut-elle restituer la nature changeante, vouée à la disparition, d’un glacier ? Quel regard, attitude, geste adopter ? Comment parler, en tant qu’artiste, de cette disparition ? Comment photographier le silence, la perte, l’indisponible ?
Face à cet éboulement de questions posées par la crise écologique, Laurence Piaget-Dubuis, éco-artiste et photographe engagée, a choisi depuis plusieurs années d’intégrer la recherche et le développement de connaissances sur les glaciers et les effets du dérèglement climatique en se livrant tout entière à l’action. Dans sa démarche artistique, qui a récemment et justement été définie comme une forme d’« écologie réparatrice 3», l’acte — qu’il soit réalisé, encouragé, raconté, illustré, poétisé — a cette particularité de permettre à l’art de rencontrer la vie. Et je crois, qu’après tout, les réponses aux questions les plus importantes naissent toujours lors d’une rencontre.
Marta Spagnolello, juin 2024
1 Laurence Piaget-Dubuis, Actes poétiques, Matter of change, 2021, p. 7 et 177
2 Harmut Rosa, Rendre le monde indisponible, éditions La Découverte, Paris, 2023, p. 5
3 Myriama Idir, Commissaire artistique, Festival Constellations, Metz