Thoughts of the Alps

TOILE
Fragile comme une toile d’araignée tissée en quelques heures, la pellicule d’eau gelée est suspendue en fine membrane sur le lac glaciaire en contrebas de la langue du majestueux glacier condamné par le réchauffement.
Fine dentelle aux fuseaux délicats, plumage transparent d’un rapace figé dans les glaces, figures géométriques complexes entremêlées, gravures du 17e siècle de la main d’un fin orfèvre tel que Rembrandt.
Œuvre glaciaire et éphémère constituée de droites perpendiculaires et parallèles organisées avec une logique toute universelle de cristallisation des liquides. Le froid soleil d’octobre en révèle le génie sans en provoquer, par fonte, la disparition durant son exposition. Offrant un tableau secret, éphémère et grandiose aux yeux aiguisés et polis par l’horizon de roches calcaires du plateau de lapiaz.
La lumière changeante de l’astre solaire frôle et accroche les fines ciselures, les reliefs et les incisions façonnées par le froid et les font scintiller comme les points de constellations visibles par nuit étoilée et reliés par les lignes imaginaires de la voûte céleste.

SILENCE
Absolu et théâtral, le silence ouvre une scène dépourvue de toute figure humaine ou animale. Paysage d’altitude brut, râpé, aride et dépouillé, composé de roches de toutes tailles aux camaïeux gris-bruns, troué de végétation de rocailles. Un sentier à peine perceptible, balisé de cairns, comme autant de prières et d’hommages du vivant, conduit au chevet de la fin d’un monde.
Voyage vers le ventre de la terre, le grand placenta froid, la mémoire du monde d’où surgit des profondeurs, des grondements, craquements terrifiants, mélodies envoûtantes chantées par les mille bédières en tresses et crevasses vertigineuses et vociférantes qui pénètrent la glace, lisse et bleu turquoise en serpentant à sa surface.
L’horizon à perte de vue et la multitude des sommets projettent les perspectives vers l’infime de l’au-delà et portent le regard des hauteurs inaccessibles aux profondeurs abyssales de soi-même.
Les limites reculent, les glaciers fondent, les rivières se tarissent et dénudent une nature devenue muette. Le vide auditif absorbe pas après pas les tourments et interstices intérieurs de l’unique spectateur qui foule lentement la roche asséchée et érodée en forme d’arène taillée en escaliers par les millénaires et les torrents glaciaires, qui jadis dévalaient bruyamment la montagne du château d’eau de la grande Europe. Continent assoiffé de toute part, vidé peu à peu de ses sources bleutées et de son or blanc.
Quelques gouttes du précieux liquide vital demeurent rassemblées en quelques flaques éparses d’où se projettent l’exacte reproduction inversée d’un territoire où même les cailloux crient soif.
Des ciels mouvants, lourds mais secs, se déploient au fil des heures comme autant de décors variés et d’atmosphères en draperies. Mystères sous forme de voiles aux transparences variables, brumes volatiles et insaisissables, couleurs en couches de glacis délicat, complètent le tableau clair-obscur d’un désert minéral.
Tragique disparition jouée en dernier acte dans un silence assourdissant, installé comme l’état normal d’une sécheresse qui ne pleure plus sur ses terres fondatrices habitées en aval d’hommes multipliés et voraces en eau qui arrosent, sceptiques, leur gazon-piscine.

COURANT
Les glaciers se raréfient, pourtant les roches continuent de signer les contours de l’eau jadis évaporée. Courants sous-glaciaires qui ont transformé les surfaces les plus dures et lisses en grappes d’ovales convexes, sculptées par l’érosion.
L’amour se volatilise, mais quelque part en demeure la trace et son expansion façonne à jamais ceux qu’il traverse.
Quelqu’un tirera un jour un moulage de mon cœur alors asséché. Il y trouvera les chemins que la joie et les larmes ont tracé. Des vagues en méandre que j’interprète aujourd’hui pour une existence chaotique et non-linéaire et qui figure la vie qui traverse et irrigue les organismes vivants.
Puis-je me désaltérer à sa source avant qu’elle ne disparaisse à jamais ?

FAILLE
Failles, invisibles et fondatrices de mes architectures organiques et de mon édification. Fondation et évolution d’un sol en perpétuel mouvement.
Emmagasinent l’énergie des frottements qui traverse le territoire montagneux de mes ancêtres et des terres qui m’ont vues naître et dérouler mes premiers pas.
Tendent verticalement mes sommets et accentuer l’écartèlement entre mes plaines habitées d’ombres et de limon et mes joies irradiées des rayons de lumière qui lèchent mes éclats de l’aurore orangée.
Rapprochent les continents divisés et diminuent l’horizon des mers peuplées de migrants englouti par les courants avant de n’atteindre une terre ferme.
Creux et monts d’une topographie intérieure. Indétectables et secrètes, elles sont pourtant lisibles dans mes couches, veinent mes actes et orientent mes paroles.

ÉVAPORATION
Dans la palette des gris froids, des pierriers habités de grâce volatile aux ailes feu et des brumes aux densités et transparences variables, le funambule échappé, rit, suspendu entre glace et ciel, le temps se fige presque religieusement et l’extrait du réel.
Lentement, un pas après l’autre, le souffle coupé, dans un balancement qui désarticule ses pensées profondes puis recompose un futur allégé, il rejoint l’extrémité de la grande étendue gelée qui se plisse, se strie et se rétracte au son de l’ondulation frémissante qui irrigue ses veines bleutées puis la soif des hommes, des bêtes, des bateaux et des horizons sableux.
Les roches terre de sienne aux multiples visages et formes balisent et pressent son retour vers les bruits de la ville, les déplacements rapides mécanisés et les couleurs industrielles. La fin d’un monde, si proche mais pourtant toujours plus loin, qui ne restitue plus complètement le même, celui qui le questionne sur l’origine et la destination du voyage.
Revenu par le labyrinthe de sentiers qui serpentent les plis et replis de la montagne millénaire, le poids de son âme plus lourd qu’à l’aller, le chemin des possibles plus vaste, le regard haut. Il faut des kilomètres pour défaire ce que la vie cumule, tendre les muscles, fatiguer les corps pour user les pensées et y faire émerger une joie nouvelle qui sort d’une terre martelée avec courage.
La gravité a déposé dans son lit le corps affiné du glacier, qui par évaporation rejoint invisible les airs, nourrit et gonfle les nuages d’or bleu puis resurgit d’une larme qui roule sur une joue. Parcelle d’éternité qui nous traverse.

TEMPS
Le temps s’écoule à toute vitesse, non de sable fin qui traverse l’étroit goulet du sablier qu’enfant je tenais dans mes petites mains et retournais inlassablement, mais d’eau qui ruisselle des cols.

PÈLERINAGE
Une mer se meurt de n’avoir de cailloux à nourrir, de nuages à gonfler et de terres à fertiliser le long de ses bras qui caressaient les aïeux jusqu’à l’étroite vallée.
Perforée et rongée sur un front qui recule, elle ressemble à la carcasse d’un gros animal de légendes, échoué, langue pendante et yeux exorbités, son ventre le charnier dans lequel s’engouffrent nos bleus espoirs.
Les gardiens du temple disposent des morceaux de pansement sur son corps étendu et gelé, ils contiennent localement sa température et protègent les hommes des dangers qu’ils cautionnent par ignorance, avidité ou bêtise, nul ne le sait plus chez les habillés.
Serpentent en cascades, des kilomètres de rails, de lignes et de passerelles, pour atteindre dans les montagnes toujours plus loin, plus bas le point d’équilibre. Les boulons ne sont pas serrés, et voilà qu’il faut en ferrer de nouveaux. Le cycle brisé s’emballe et les aménageurs à touristes ne suivent en aval sa course folle.
Des panneaux cloués dans le paysage indiquent les points du non-retour. Le pèlerinage vers l’originelle montagne devient le cortège d’hommes vers la fin d’un voyage et d’au revoir masqués.
Les sacs emplis de kilos de déchets plastiques, la montre rivée au porte-monnaie, il faut consommer, se remplir de l’air condamné, toucher le froid qui décroît pour y croire, puis redescendre dans la ville qui s’étouffe.
Avant que les hommes ne les vendent, air et froid, deux biens communs à préserver.

GÉANT
La peau fine, veinée et innervée, surface sensible et douce des grandes pierres grises monochromes, dont on perçoit le pouls qui ondulait à cœur, immobilise dans ce plateau reculé d’altitude, ma progression linéaire et pensive et interpelle mes sens reptiliens.
Sculptées par les bédières millénaires qui, goutte après goutte, les ont traversées, polie par les eaux sous glacières des masses en équilibre, elles arborent d’étranges formes et volumes qui s’apparentent à des membres humains…
Pétrifiés et éparpillés, ici un pied, plus loin une tête, là un bras, un tronc… Morceaux de géants disloqués, immobilisés nets où l’élan, les éléments et les forces diluviennes qui habitaient les lieux les ont délaissés, asséchés, sans sens et dénués de vie.
À demi-immergé par une végétation qui a repris ses droits sur les vestiges, arbrisseaux de la taille d’un petit homme, myrtillier en buissons fournis et gorgés de baies violettes, fleurs de montagne colorées, feuillages luxuriants, mousses onctueuses et épaisses, poussent par-dessous, au travers et par-dessus les roches et donnent un air de jardin babylonien suspendu à ce sanctuaire archéologique de l’époque froide.
On y distingue par absence et extinction des espèces, les temps révolus où la nature maître du visible berçait dans ses racines l’humain balbutiant qui naissait. Où les montagnes du monde se réunissaient pour échanger les espèces, faire circuler les connaissances acquises du ciel et de la terre et permettre de part en part les migrations du vivant.

BLEU
Que j’aime les bleus graphites qui crissent et se figent en verre opaline, les ciels argent qui oppressent et la roche lisse et nue qui converse avec les drapés froissés.